Aujourd'hui, comme tous les matins, je me lève avec le soleil, saisit ma pioche et prend le chemin de la carrière, mais aujourd'hui ne sera pas un jour comme les autres.
Sur le chemin, je double des carriers trainant lentement leurs pieds dénudés sur les pierres froides du chemin, des carriers qui sont la depuis bien plus longtemps que moi, qui ont eu le temps d'espérer plus que quiconque pouvoir changer de vie, et qui plus que quiconque, ont réalisé qu'ils crèveraient dans la carrière, ployant d’abord, puis se brisant sous l’effort continu, et qu'après une minute de silence en leur honneur, leur nom serait a tout jamais oublié.
J'espère ne pas finir comme eux, et j'ai de bonnes raisons d'espérer, car les écus s'entassent dans le trou que j'ai creusé derrière ma maison, ou je dissimule mon petit pactole aux yeux jaloux de mes voisins. Dès que j'aurais assez d'argent, je pourrais a nouveau me lancer dans l'élevage de vache, et cette fois je ne me retrouverai plus a court de fonds a un moment critique, m'obligeant ainsi a saigner toutes mes vaches pour ne pas sombrer dans les affres de dettes impossibles a rembourser. Je monterais mon petit élevage bovin, et tandis que je trimerais à la mine, des gens plus doués que moi pour la traite s’occuperont de mes vaches. Si tout ce passe bien, je pourrais payer des abatteurs aussi, afin de ne pas avoir à tuer de mes propres mains une nouvelle fois mes compagnes. Car c’est bien cela que sont mes vaches, des amies, pas des bêtes. Certes je passe la journée en compagnie d’autres carriers, mais le calvaire cesse dès que le soir tombe et que je peux rejoindre mes vaches pour dormir a leur coté.
En attendant, je trime à la carrière, sans savoir ce qui va m’arriver en ce jour terrible. Comme a l’accoutumé j’arrache de la pointe de ma pioche des pans de roche, qui seront utilisés pour construire de solides édifices dont je ne profiterais pas, et d’ailleurs je leur préfère largement ma bicoque venteuse en bois desséché, certes plus inconfortable, mais a laquelle je me suis désormais tellement habitué que je ne saurais la quitter. Il faut dire que depuis que je suis arrivé dans cette ville, c’est la seule chose que j’ai pu m’approprier entièrement, que j’ai pu conserver, sans peur de me la faire prendre. En réalité, cette maison est plus qu’un tas de planches, c’est la première attache matérielle à laquelle mon cerveau amnésique a pu se lier.
Néanmoins, mon camarade du dessus n’est pas très habile aujourd’hui. Il me rejette d’abord plusieurs fois de la poussière, sans que j’y prête attention, car je la sens à peine se poser sur la couche de crasse qui enveloppe ma peau. Par contre, je sens le rocher qui s’écrase sur mon crane, avant qu’un un voile sombre ne m’étreigne et ne me berce doucement.
Je me réveille, sur le sol dur et froid je reconnais être celui de la carrière, mes yeux éblouis par le soleil que je distingue au zénith face à mon visage. La douleur est la première sensation à revenir. Il me semble qu’un carrier a planté sa pioche dans mon crane, et que par pure sadisme, il pousse de toute ses forces pour écarter les os de mon crane les uns des autres autant que possible. Je serre les dents et ne dis rien, habitué à la douleur, qui m’a touché tous les muscles et toutes les articulations depuis que je viens travailler ici, et bien que je sois cette fois-ci touché à la tête, je ne m’inquiète pas : je n’ai jamais eu de séquelles des nombreux accidents légers qui ponctuent la vie quotidienne à la carriere, cela ne va pas commencer aujourd’hui. Le jeunot qui était au-dessus de mon poste a la carrière, que je devine être le responsable de cet accident, semble gêné, je peux au moins distinguer cela maintenant que mes yeux sont habitués a la lumière crue du soleil de midi. Mais il est seul, personne d’autre n’est intéressé par mon sort. Que je sois mort, paralysé ou vivant ne fait guère de différence pour eux, ils ne recevront pas de prime pour s’être occupé de moi ou non.
Je me lève, lentement, constatant que je n’ai pas du rester inconscient trop longtemps, car mes muscles répondent rapidement, et je suis prêt a reprendre le travail comme si de rien n’était, d’ailleurs j’esquisse même un léger sourire en voyant le petit caillou qui m’a mis KO. Mon jeune camarade semble avoir le cœur plus léger de savoir qu’il ne m’est rien arrivé de dramatique. Il n’a pas encore été endurci par le travail a la carrière, pas assez pour ignorer la douleur des autres. Mais alors que je lui dis que tout va bien, son regard devient étrange, comme s’il ne savait que penser ni que faire.
Je recommence alors, sur un ton plus dur : « Quoi, pouwquoi me wegawdes-tu comme ca ? Je t’ai dit que tout allait bien ! Je vais wetourner twavailler, et toi aussi, c’est tout ! »
Son regard se fait alors plus net : il est clairement stupéfait. Il balbutie quelques mots, auxquels je ne comprends rien, et je m’en retourne travailler, ne lui prêtant plus attention, sans rien remarquer de particulier de la journée, car les carriers n’étant pas remarqués pour la quantité de leurs conversations, tous frappent en silence la dure roche.
Ce n’est que plus tard, en passant a la taverne sur le chemin de la ville, que les rires des piliers de comptoir me fait comprendre que ma façon de parler est étrange. Comme cela m’était arrivé dans la mine bretonne, ce choc a agit sur ma façon de parler. La dernière fois, j’avais cessé de parler breton pour parler le français, et maintenant je suis affublé d’un ridicule défaut de prononciation qui fait que je me présente comme : « Wémi Emo ».
Triste journée.